
Aujourd’hui, billet sous pli discret, on va explorer vite fait Yotsuya. Le quartier peut paraître un peu ennuyeux, mais en fait non, à condition de s’éloigner de la gare et de sa haute teneur en prout-proutisme prétentieux pour boloss de la haute.
Objectifs : marcher, s’asseoir. J’ai un peu la tête sous l’eau en ce moment, besoin de calme, de lenteur… Marcher, s’asseoir, jouir sans entrave des délices visuels de cette saison ; ginkgos balboas, érables, lumière, ciel : chaque année je succule ce déluge de fer et de feu, cet indécent incendie des sens, cette pyrotechnie explosante-fixe. Je m’extasie tellement devant ce luxe gratuit que j’en écris n’importe quoi. Tokyo est irrésistible à cette saison, tout est (temporairement) pardonné, je n’y peux rien. Clichés kitsch, exotisants ? Sans doute, mais après tout j’aime aussi les couchers de soleil (de type bien en sauce, uova in purgatorio), les clairs de lune (au propre comme au figuré) et certaines scies musicales mille fois entendues – parfois, il n’est pas interdit de jouir des clichés.

Je commence par commander un kebab de maquereau à Baris Kebab Stand, un des meilleurs kebabs de Tokyo (avec Kebabié à Shinjuku). Un jour il faudra absolument que j’essaie leur kebab végétarien au houmous, et que j’explore la carte. Direction Araki-cho, avec une première étape au parc San-Ei, pas loin du café Arles (Aruru). J’aime bien son toboggan phalloïde, chargé de sens, même si parfois un toboggan est juste un toboggan. Bancs praticables ; un bon point. Rien d’extraordinaire, pas de quoi écrire une thèse, mais c’est tout ce que je désire là, maintenant : c’est très bien.

Ensuite, je descends vers Araki-chô, quartier à la topographie idéale : sinueuse, complexe, vallonnée, regorgeant de surprises, un vrai délice. Dans un espace réduit, le quartier surprend sans discontinuer, le regard est sans cesse renouvelé, le contraire même des avenues ennuyeuses qui y mènent, interminables et monotones. Araki-chô : des pentes, des courbes, des impasses, des ruelles, des chemins qui bifurquent. Je m’enfonce dans le plaisir et imagine un instant ce que pourrait être une existence souverainement, voluptueusement réconciliée (la peinture de Matisse me procure elle aussi ce genre de plaisirs, de pensées) – quand tout indique que le monde s’enfonce dans la laideur, la peur, la tristesse standardisée. Quant à celleuzes qui penseraient que j’érotise inconsciemment les formes de la ville, je répondrais oui et heureusement, c’est quand même la moindre des choses !
Escaliers, rues dallées, profusion de bistrots (osusume : Retro Future, dans une ruelle – accueil chaleureux, hoppi, chansons de l’Affaire Louis Trio et de Pizzicato Five : j’avais croisé la chanteuse un soir là-bas). C’est un quartier dense. On y trouve une petite enclave accueillante : l’étang Muchi (l’étang de l’ignorance), un petit bijou, avec son temple de poche, son pont, son puits et… ses bancs. 6 pour être précis. Jamais personne. Avec mes parents on y avait bu du saké il y a longtemps, une nuit d’avril. Avant, il y avait même une table pour pique-niquer, mais elle s’est envolée, provisoirement j’espère.

Foutre, je dois aller travailler, je n’ai pas vu le temps passer, je vais remonter les escaliers et marcher jusqu’à Akebonobashi, que j’aime pour l’immeuble chatoyant de Von Jour Caux, ses formes organiques et sa profusion de couleurs, qui tranchent avec la grisaille des cubes fonctionnels copiés-collés.


