Le parc Leonard, Nishi-Ogikubo

Le parc Leonard… Leonard Kôen… Vous l’avez ? A ma décharge, ce jeu de mots fromager (j’ai décidé d’intégrer ainsi l’anglais cheesy à la langue française) n’est pas de moi, mais du regretté G. Bournier, coquin, malin, taquin, parti vers d’autres aventures en Polynésie. Dans ce parc qui nous a accueilli un nombre fou de fois, G. était souvent pris d’une envie impérieuse d’écouter du Leonard Cohen, qu’il diffusait via les faibles hauts-parleurs de son cellulaire. Le parc, dont j’ignore le nom réel, ne peut donc plus s’appeler autrement, de même que Minowa est devenu Minotaure, Nishi-Nippori Pori-nisshishi, Shin-Kiba Chien qui bave, quant à Okubo et à la rue Takeshita, à vous de deviner. Vriller l’onomastique, carnavaliser les noms de lieux, c’est une façon de les faire vivre, de se les approprier parodiquement et d’ébranler l’assignation à résidence du nom propre, de colorer un quotidien de servitude morne et d’aliénation. Bref, jouer avec les mots morts comme avec ou dans les lieux morts, c’est aussi faire un pas vers une société parallèle poético-transgressive et bigarrée de type Jet Set Radio. Comme d’habitude, je désire, délire, j’en fais des caisses ; j’implore votre clémence. Il est grand temps que je me remette à écrire un gros texte cathartique avec de l’intertextualité hardcore et de la giclance verbale à la Eden Eden Eden 2 (à lire dans l’extraordinaire revue de Yoann Sarrat Freeing, numéro 3, disponible au Centre Pompomdou).

Tokyo, février 2022. Un nouvel état d’urgence infantilisant a été instauré : impossible de commander de l’alcool après 20 heures ! Par conséquent, pas facile de trouver un boui-boui après cette heure : la plupart préfèrent fermer et recevoir une compensation financière (ce qui pose malgré tout problème, en termes de dépendance à l’État). Par contre, s’entasser matin et soir comme des quiches au thon dans le métro aux heures de pointe, avec des filtres à café sur le museau largement inefficaces contre Omicron (c’est ce que j’ai lu, je ne sais pas si c’est vrai, venez pas me clasher), ça passe, aucun problème. Il est vrai qu’on ne se contamine pas dans les transports, sic. On n’est plus à une aberration près de la part des squelettes désossés qui nous gouvernent, même si le Japon semble moins ouvertement maboule que la France (c’est quoi cette histoire d’interdiction de manger dans le train sauf si on a faim ? Et de boire son café debout ? Tout va bien ? Une célèbre chaîne de boulangeries, pas terribles d’ailleurs, s’appelle DéliFrance : difficile de ne pas entendre Délire France)… J’imagine que Kate Bush, en 2022, remplacerait le o de Orgonon par un a et chanterait « I still dream of Organon / I wake up crying » tellement la logique est malmenée par toutes sortes de règles absurdes, d’injonctions contradictoires et de chimères sémantiques. Donc, dans ce genre de situations, ouin-ouiner ou fulminer ne sert pas à grand-chose, il reste, malgré le froid, les parcs à notre disposition, entre autres (je pense par exemple aux toits de grands magasins et aux laveries automatiques, si faciles à détourner, mais j’y reviendrai).

Il y a deux semaines, après une longue marche le long de la rivière Kanda, j’ai retrouvé des amis dans le parc sus-nommé, situé à Nishi-Ogikubo, quartier intéressant : antiquaires, bistrots, librairies, studios de répète, ruelles enfumées, superbe parc (Zenpukuji kôen), excellent restaurant thaïlandais (Handsome shokudô), éléphant suspendu. Bien mieux que l’ennuyeux Ogikubo (ventre mou du premier tronçon de la ligne Chûô) et que le prout-prout Kichijôji (dont je sauverais uniquement le studio GOK et le petit parc juste en face), les deux stations entourant Nishi-Ogi. Pas de quoi écrire une thèse, mais rien à reprocher, si ce n’est une présence policière pénible. Le parc Leonard n’a aucun attrait particulier, c’est un parc de poche, près de la station, on peut s’y asseoir, il y a des bancs, des toilettes, une supérette à proximité : c’est donc une certaine idée de la perfection. Un petit parc, banal et touchant, qui ne fera jamais apparition dans un guide touristique. Je ne sais pas pourquoi, mais ce parc est propice aux discussions denses et à l’écoute nocturne de musique (pas trop fort, il y a des gens qui habitent à proximité). Le parc Zenpukuji est bien plus beau (pensez à un parc Inokashira en réduction, sans hipsters) mais il est trop loin de la station.

Jean-Pascal Mouton, l’auteur de la maison-page, parlait à la suite d’Ernst Jünger (jamais lu, pas trop envie) de recours aux forêts :

L’expression « le recours aux forêts » est en elle-même très instructive. D’abord, il s’agit d’un « recours », c’est à dire un choix, une décision. La forêt est un lieu où l’on se cache, où l’on est invisible et forcément autonome. Mais il ne s’agit pas d’un exil, d’une disparition ; le recours aux forêts signifie qu’on peut surgir à nouveau, n’importe quand.

(Figures du Waldgänger)

J’ai envie d’urbaniser un peu la notion : recours aux parcs, si possible aux parcs les plus discrets, banals, pour déserter, sortir du jeu, de la marche forcée et penser enfin à autre chose. Tout le monde est le bienvenu (sauf Enthoven).

2 commentaires

  1. Ju dit :

    Superbe article 🙂 hésites pas à venir faire un tour sur mon site Intel-blog.fr et à t’abonner si ça te plaît 🙂

    J’aime

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