
Le premier souvenir enchanteur qui me revient en mémoire sur Moritaya à Minami-Senju est lié à la station debout. Cette plénitude de fin de journée un verre de saké à la main, un vrai bonheur convivial. C’est le printemps ou l’automne avancé. Nous sommes debout donc devant la petite table ronde nappée de simili-pierres bleutées façon jardin provençal. Debout dehors sur la rue peu passante, parce qu’à l’intérieur les six places sont occupées, ou parce que ce calme et silence villageois méritent d’être dégustés à même la rue. N, accroc à la nicotine, s’en tire une un peu à distance pour ne pas nous importuner avec la fumée, et J accroc à la bibine hume l’air délicieux. On parle à trois de littérature, de saké, de je ne sais plus quoi mais qu’importe. La plénitude n’a pas besoin de sujets.
Un peu plus loin E qui revient de la gym, bronzée à la lampe, s’en tire une elle aussi entre deux bouteilles de bière à l’emblème de l’étoile rouge soviétique, la seule bière méritante à son sens. Plus tard ou est-ce avant, je vais lui demander ce qu’elle prépare à dîner aujourd’hui. Elle va me raconter les bonnes affaires dénichées au supermarché proche. J’aime les discussions de cuisine entre femmes au foyer, l’évocation de l’ordinaire des autres.
Oui, je vous dois des explications parce que vous commencez à bailler ou vous êtes déjà partis vers d’autres écrans dérouler le papier de toilette des petites phrases de la réseautique sociale, ses bons mots, ses coups de gueules, ses copier-coller. Restez ici ou revenez.
Commençons d’abord par un peu de vocabulaire avec le terme 各打 kakuuchi qui désigne un coin comptoir si possible approximatif, de guingois chez le marchand d’alcool du quartier où il était autrefois coutumier de marquer une pause et de s’enfiler une coupelle au moins derrière la manche du kimono, ou une bouteille de bière, avant de repartir gaillard ou titubant avec d’autres bouteilles vers la maison. On y envoyait aussi les enfants, qui y buvaient la boisson soft du moment, comme du Coca Cola autrement plus nocif, ou ils n’attendaient pas la permission pour y faire un détour de retour du lycée. Enfin, j’écris cela mais je n’ai pas vécu cette époque. C’est N rencontré pour la seconde fois à Moritaya qui me compta l’affaire, et puis progressivement quelques personnages du quartier alentour, voisinage très ancré sur lui-même mais pas ostracisant comme à Kyoto (pour ne nommer qu’un lieu ostracisant) avec un fond de convivialité villageoise encore très intacte.
Sur N, dans mon souvenir déjà monté en mayonnaise de légende, c’est la première fois que je suis entré dans l’espace étroit, vraiment très étroit de Moritaya qu’il se trouvait déjà là. Il lisait un livre de Natsume Soseki, peut-être Je suis un chat. En tout cas, nous fûmes muets comme des carpes de part et d’autre malgré la distance très étroite qui nous séparait. Mais entre timides, on se comprend. Imaginez – faites des efforts ! – un compartiment de troisième classe complètement vintage, pas à dessein, pas en faux vintage, mais en vrai vintage, du visuel fatigué par le temps, parce qu’ici a vécu et vie encore au quotidien, le passage d’habitués. Certains épicuriens des cloîtres débits de boissons y viennent de loin avec révérence. Imaginez un bric à brac d’objets et de photos, certaines bien évanescentes, qui décorent en hauteur cet habitacle précaire. Bref, imaginez un compartiment en bois dans un wagon en bois sans fenêtre, deux banquettes où y poser au mieux trois quart de fesses, une table rectangulaire très étroite au milieu, et tout mouvement, tout geste demandant d’y appliquer une précaution soucieuse pour ne pas renverser le verre d’un voisin ou d’une voisine qui doit de toute façon se lever pour vous laisser passer, si jamais vous êtes assis au fond et qu’il vous prend l’idée d’aller humer ou enfumer l’air dehors. Avant le covid, c’était pas loin d’avant la première fois, on n’y trouvait encore aucune séparation réglementaire de plastique tendu pour réduire les risques d’infection dans un local mal ventilé éminement efficace pour diffuser tout type de bestioles.
La seconde fois, un après-midi tôt, j’y étais seul, il pleuvotait dehors, l’air était humide, le silence coupé par de rares passages de la rue que l’on pouvait apercevoir d’une entrée pas barrée alors par une porte, et du vélo-moteur du patron de la boutique d’alcool attenante qui partait et revenait sans arrêt faire des livraisons de voisinage. C’était top, le top de l’assise à Tokyo. J’ai même écrit un article sur place.
C’est K au café pas loin dans la galerie marchande en perte de vitesse commerçante avancée qui m’avait dit que la plupart des Japonais, surtout les jeunes, ne connaissent même pas le mot kakuuchi. Ce n’est pas que les bars à saké soient une rareté. Au contraire. Avant le covid, cela devenait une infection gentrifiée, avec dans le pire des cas tout le cinéma du café hipster rapporté à la boisson nationale montée en graine par l’argent de nos impôts et celui d’investisseurs bons à faire mousser même l’eau tiède. Cette tendance s’est prise temporairement un méchant coup vues les circonstances sanitaires, mais l’avenir est aux bars à saké gentrifiés et prétentieux, tout cela pour une boisson encore très abordable et très correcte la plupart du temps, si on exclut les sordides One Cup et les bouteilles à moins de mille yens.
Mais pour en revenir au kakuuchi au sens populaire du terme, le seul sens qu’il ait, on a là affaire à une espèce en voie très avancée de disparition totale. Le populo n’est plus ce qu’il était. Il boit surtout à la maison. Et Moritaya était, et reste encore un rare exemple de kakuuchi, un lieu avec une histoire – plusieurs générations – et des anecdotes hélas peu évoquées. Il y a pléthore de bars à saké. Les kakuuchi par contre ont presque tous disparu.
Suite à ma première venue silencieuse et à ma seconde visite solitaire baignée dans un énorme plaisir d’avoir trouvé l’endroit, tout s’est accéléré. J’avais trouvé dans Moritaya un alma mater hebdomadaire, une zone confinée de bien-être et de convivialité naturelle, largement dépouillée des échanges convenus et des formules automatiques avec les étrangers, petites discussions sur l’air du temps avec des habitués pour certains habitant à deux pas comme N, qui trinquaient dès la première fois, et vous adoptaient dès la seconde visite, se demandant pourquoi vous aviez fait faux bond la semaine passée.
Le stress et la mornitude glauque du covid envahissant firent de Moritaya une véritable bouée mentale, un havre nécessaire, un anti-stress attendu, espéré, méritant remboursement par la sécu, un antidépresseur sans effets secondaires, sauf si mauvais contrôle du volume ingéré, un lieu de convivialité pure, une expérience d’une heure ou d’un peu plus qui vous requinquait pour les jours à venir, un moment à dérouiller les zygomatiques, un jalon récurrent dans le temps qui vous remettait à aimer l’humanité.
Et dans cela, la station assise, dans le compartiment sans fenêtre d’un train imaginaire qui ne démarrait jamais, jouait un rôle important. Pas de confort total puisque comme mentionné plus haut, les banquettes dures de dure étaient une petite torture pour les fessiers délicats – le mien – qui se soignait certes assez bien à coup de liquides anesthésiants et d’échanges amicaux.
Les restrictions strictes dues au covid sont apparues progressivement, avec des limitations d’heures d’ouverture, le déploiement de séparations plastiques risibles, une attention toute particulière et obsessionnelle à désinfecter à coups de spray entre deux clients. Jusqu’au jour où suivant les recommandations appuyées de la municipalité, de l’arrondissement, du voisinage qui voit tout, Moritaya dans son ailes kakuuchi ferma pour un temps long.
Puis ce fut le retour, à la normale, au plaisir. Le compartiment se faisait nommer affectueusement alcôve, nid, utérus, avec la chaleur humaine associée. Mais les aléas du quotidien ont ralenti la fréquentation. Et puis un jour pas lointain que je prenais un café chez K, il m’informa que Moritaya avait été modifié, transformé, qu’on y buvait désormais debout. Ce fut un coup de semonce. Je me promis d’aller bientôt y voir avec angoisse et comme une douleur lancinante. Effectivement, ce fut un choc. Enorme. On y buvait debout, soit, mais l’utérus avait été eviscéré de tout, absolument tout. La dalle de béton rafraîchie était surmontée du dessus de la table, maintenant simple plaque de bois posée sur des caisses en plastique. Tout le joyeux foutoir vintage en hauteur avait disparu.
Les habitués dont N le fréquentent sans broncher. Ce n’est pas local ni de coutume de ronchonner. Et à distance proche, Moritaya reste la seule destination de boisson possible. Au bout d’une heure, j’avais le dos épuisé de raideur, une véritable torture. L’attachement aux lieux n’aime pas le changement. Mais alors pas du tout.
Le soir même j’écrivais ceci.
Je sors de Moritaya avec un épouvantable mal de dos trainé jusqu’à la maison. Un véritable malaise. Ils ont tué Moritaya ! Ce n’est pas Marat saignant dans sa baignoire, non, mais le nom d’un lieu affabulé, un lieu d’attachement donc qui a compté poétiquement de manière considérable pendant plus d’un an, au coeur du marasme covid, covidant, covidisant. Cet engouement, cette affabulation est du même acabit que celle des amourachés transis du Japon, à la différence près mais considérable qu’elle se situe de manière très située dans l’espace. Je me fous du Japon comme objet impossible de contentement global, mais Moritaya changeait la norme, en bien, en hyperlocal, oubliant qu’on avait à faire au final à des marchands.
(…)
… ce qui permet aux circonstances de tout vous transformer du jour au lendemain et vous êtes sans doute le seul à vous sentir grugé, violenté. On vous a tiré le tapis de dessous les pieds du contentement et des narrations heureuses; on vous a couvert les murs de béton neutre pour café hipster, pseudo-artisanat pseudo-authentique, ou téléphonie mobile, anémie Muji, retiré tous les bibelots archaïques et la cacophonie joyeuse et loufoque des photos grises en hauteur qui signaient le lieu, y compris les sièges pour un tiers de fesses maintenant disparus dans un halo de nostalgie reconnaissant que le confort précaire était tout de même du confort. Ce n’est pas que les habitués ne soient pas là, au contraire. Ils sont stoïques dans la nostalgie, mais nostalgie dure et intraitable n’est pas leur truc, celle qui vient affublée de lamentos, arrachage de toison, mise en pièce de teeshirts Uniqlo et douche de poussière grises comme cendres sur le scalp. Et aussi, et surtout, cette envie d’en découdre.