S’asseoir à Yokohama : le square Fukutomichô-Nishi

La définition de ce qu’on entend par Tokyo fluctue ; tantôt il s’agit des vingt-trois arrondissements, tantôt de ces arrondissements auxquels sont rajoutés les villes environnantes, tantôt on y inclut les régions voisines de Chiba, Saitama et Kanagawa. Si Paris s’arrête à des frontières datant de 1860, Tokyo, conurbation oblige, est bien plus… poreux, incertain, en devenir. Ainsi, je peux tout à fait inclure Yokohama dans un guide s’intitulant S’asseoir à Tokyo sans que ça soit abusif.

Pourtant, l’atmosphère de Yokohama a quelque chose de singulier ; elle se distingue de celle de Tokyo stricto sensu. Venant de Shibuya ou de Ueno (un peu plus de trente minutes en train), on le ressent dès la sortie de la gare : moins de monde, un rythme plus décontracté, plus lent et une sensation d’ouverture ; la mer, les grandes avenues, on respire. Je sais qu’il s’agit d’un cliché, mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir à chaque fois cette sensation d’appel d’air, qui fait beaucoup de bien. Healing Yokohama…

Bien souvent, je descends à Sakuragichô. D’un côté, Minatomirai, une sorte de machin rétro-futuriste aseptisé, plein de chaînes de restos et de magasins, de consommateurs, de couples, de familles… C’est un peu la déprime. Les capsules suspendues du téléphérique donnent l’image d’un futur antérieur ringard, du genre film de SF des années 50, sur fond de grande roue, de grand bateau esseulé et d’hôtel en aileron de requin. D’un intérêt tout relatif, ce quartier mérite d’être arpenté au moins une fois, ne serait-ce que pour le côté folie des grandeurs-SF-dystopique-kitsch un peu naïf.

De l’autre côté de la gare, c’est tout de suite une autre musique : on entre sans transition dans le quartier de Noge, et là les choses sérieuses commencent. Enfin un quartier ayant de la personnalité : plein de bouis-bouis (ramens et yakitoris principalement, fumée, odeurs de viande grillée), de clubs de jazz (pas ambiance Blue Note, non, des clubs de jazz comme on peut se les imaginer en lisant Kerouac ou en fantasmant sur la Nouvelle-Orléans, des établissements qui rappellent d’ailleurs l’importance du jazz dans la naissance de la contre-culture pop du Japon d’après-guerre), des lumières tamisées (rien à voir avec les néons clarteux de Tokyo, ici, c’est visuellement plus intime et chaleureux), des freaks bourrés par l’alcool (la bière et le hoppi coulent à flots, même pendant les couvre-feux tout le monde s’en foutait), et une atmosphère cosmopolite, un peu rugueuse, parfois louche, qui correspond à l’idée que l’on se fait d’une ville portuaire et qui contraste si fort avec celle de Minatomirai.

De là, plusieurs solutions s’offrent au flâneur sous le charme : après une rue pleine de bars de poche sur deux étages (comme un mini-Golden Gai), il peut soit longer la rivière Ooka en direction de Hinodechô puis de Koganechô, soit s’enfoncer vers Isezakichô. La rivière, pour ramener encore l’inconnu au connu, pourrait se définir comme un Nakameguro pas prétentieux, ce qui n’est pas peu dire. Bien sûr, quelques restos chicos et autres galeries d’art branchées font leur apparition (Koganechô était un quartier de plaisirs, qu’un plan d’urbanisme a décidé de changer en quartier « artistique » plein de petites galeries, librairies, ateliers, etc. : la métaphore est intéressante) mais globalement c’est très agréable, d’autant que les bancs y sont nombreux. À noter : à Hinodechô se trouve Kôonza, un cinéma de pink movies (films érotiques soft) homosexuels ; paraît-il le seul du pays.

L’autre direction emmène vers Isezakichô, un quartier qui radicalise l’impression première : celle d’une ville portuaire quasi-archétypale ; cosmopolite, populaire, déglinguée – d’un charme certain pour qui en a marre du tout aseptisé, tokyoïte ou non. On n’est plus dans un Disneyland rétro-futuriste tout propre pour couples sans imagination ! Au contraire : des rues sales, beaucoup de prostitution, des mecs bizarres, pensez au Kabukichô du début des années 2000 (avant l’arrivée du cinéma Toho) et aussi, un maximum d’épiceries chinoises, coréennes, de restaurants pas chers, de clubs très « années 90 », de kebabs (parfois dans les clubs !), et, chose étonnante, aucune patrouille de flics. Hypothèse : les pouvoirs publics ont dit : « vous laissez Minatomirai tranquille et pour le reste, vous faites ce que vous voulez, on ferme les yeux ». Eh bien, ça me plaît, pas de Starbucks, de Soup Stock, de choses comme ça, c’est vivant, un peu miteux, plein de personnalité, personnellement je me sens bien plus à l’aise dans ce genre de quartiers que dans l’arrondissement de Setagaya, ce genre de lieux qui te crient : « t’es pauvre ! t’es précaire ! t’es un loser ! », une vraie violence symbolique derrière un aspect paisible et propre sur soi.

Ce qui m’impressionne à Yokohama, c’est l’aspect relativement compact de la ville, surtout si on la compare à Tokyo, bien plus diluée – et les effets que cela produit. Ici, on change d’univers en quelques rues seulement, comme un rubik’s cube d’ambiances très diverses, ce qui parfois peut même être choquant : ainsi, en cinq-dix minutes, on passe du très touristique quartier chinois au misérable ghetto de travailleurs journaliers Kotobukichô, quasiment sans transition. Idem, d’Isezakichô, on arrive très vite à la grande galerie marchande couverte Yokohamabashi (après avoir traversé un parc où nombre de petits vieux discutent ou jouent au shôgi), un délice de shôtengai désuète, aux nombreuses poissonneries, épiceries, friperies pas chères. Bref, Yokohama est un idéal psychogéographique, si la psychogéographie, derrière ce nom un peu barbare, désigne tout simplement « une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » (Debord) : je suis à deux doigts d’y demander l’asile poétique.

Mais au fait ! J’ai complètement oublié de parler du square Fukutomichô-Nishi. Il faut dire que celui-ci était surtout un prétexte pour essayer de mettre au clair mes idées et impressions sur Yokohama, mais enfin. À l’entrée de Fukutomichô, près de la rivière Ooka, se trouve, on y arrive, un square bien sympathique. Il a passé sous les fourches caudines, d’une extrême sévérité, des critères de sélection de S’asseoir à Tokyo, félicitations. Pas de gardien anxiogène, des toilettes publiques, un kombini tout près, des bancs… Rien d’exceptionnel à première vue, pourtant, voici un square qui fait son boulot, et qui le fait bien.

Rien d’exceptionnel ? Quand même, quelques petites choses curieuses. Tout en haut de la butte, sur laquelle jouent des enfants, un enclos de végétation luxuriante fermé à clé : défense d’entrer dans l’état de nature, perdu à jamais ; on n’en prend conscience qu’une fois perdu, comme enfance. Justement, plus bas, des jeux pour enfants, et un toboggan phalloïde qui nous rappelle que selon Freud, le stade génital signifie la sortie, peut-être moins définitive que celle de l’état de nature, de la perversion polymorphe de l’enfance. Et hop, on arrive tout en bas, et on se remémore la chute (c’est le cas de le dire) du magnifique poème « Aube » de Rimbaud : « L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi ». Et si tout ce qu’on faisait, écrire des poèmes avec nos stylos ou avec nos pieds, dans la ville, n’était pas une tentative, ratée d’avance mais pas totalement, de retrouver un certain état originel ? De retrouver l’Ouvert, comme disait Rilke, ou de le recréer, dans un monde globalement sordide, gangrenné par le calcul égoïste ? Et d’y arriver, l’espace d’un instant, trop court malheureusement, mais qui nous laisse lesté d’une expérience inoubliable et qui peut-être, à son tour, donnera envie à d’autres de marcher sans fin dans les villes.

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