Au temple hirsute de Kameido (feat. Tropical Beckett)

23 décembre 2022 – Rendez-vous avec le grand Grant (vieux brigand de Tokyo et exquis connaisseur de la shitamachi) à Kameido. Notre objectif est d’explorer le Temple de la jungle, temple riche en végétation luxuriante, temple hirsute qui est aussi un cimetière et un dépotoir.

Choc devant la charmante et incongrue Place aux Tortues : elle est en travaux. Espérons qu’ils ne la restaurent pas comme des vandales et qu’ils laissent les bancs, on a fait des révolutions pour moins que ça… Devant la piscine barricadée, Grant dit doucement « Adieu, la poule »…

Après quelques minutes de marche (belle journée d’hiver, ciel bleu sans nuages, air sec) nous voilà au Temple de la Jungle, appelé officiellement Fumon-in. Le sol est couvert de feuilles jaunies de ginkgos. Le gardien des lieux, un gros chat poilu et timide, s’enfuit en nous voyant.

Là aussi, le lieu est en réparation, le temple va être repeint, j’espère que ça va s’arrêter là. Pas d’aspirateur, pas de blague, SVP.

Le charme du lieu vient de son désordre ; on y trouve tout et n’importe quoi. Les gens y ont abandonné des objets allant de la chaise circulaire 70’s typique des karaokés-snacks à des roues de vélo, en passant par un mystérieux aquarium contenant un bonsaï desséché. (N’y avait-il pas une télévision sur les marches de l’escalier autrefois ? Elle semble avoir disparue).

Ce bric-à-brac est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’un lieu sacré et qu’au Japon, l’ordre et la propreté ne sont pas de vains mots (on est souvent à la limite de l’obsessionnalité compulsive).

Le bordel, donc. On se sent bien parmi ces déchets éparpillés dans un lieu calme et excentré. Comme à la maison ! Le Temple de la Jungle est aussi celui des marginaux en tout genre, comme nous, un peu toujours en exil. Impression de pouvoir se cacher de la société ici, impression rare et précieuse. On peut parler, on peut se taire, on peut être. Aucune pression, pas de règles à observer, personne pour nous dire que gna-gna-gna bla-bla-bla, nous sommes en plein bordel – comme on dirait en plein soleil.

Ce temple est jouxté par un cimetière qui me fait penser au Beckett de Premier Amour, relu récemment. Le narrateur, un homme cynique et sensible chassé du domicile paternel et condamné à l’errance, passe son temps assis dans les cimetières. Ici, les arbres évitent d’aller chez le coiffeur, les lianes s’enchevêtrent – ce qui me fait dire à Grant ces mots : « TROPICAL BECKETT ».

« Personnellement je n’ai rien contre les cimetières, je m’y promène assez volontiers, plus volontiers qu’ailleurs, je crois, quand je suis obligé de sortir. (…) Oui, comme lieu de promenade, quand on est obligé de sortir, laissez-moi les cimetières et allez vous promener, vous, dans les jardins publics, ou à la campagne. »(Premier amour)

Cimetière bien chaotique, ça claque littéralement et dans tous les sens, dans les airs on peut voir des myrtilles sèches et poussiéreuses ; méditation prolongée sur l’odeur des morts. Beckett, encore :

« L’odeur des cadavres, que je perçois nettement sous celle de l’herbe et de l’humus, ne m’est pas désagréable. Un peu trop sucrée peut-être, un peu entêtante, mais combien préférable à celle des vivants, des aisselles, des pieds, des culs, des prépuces cireux et des ovules désappointés. »

Un polo d’enfant a atterri sur une tombe (une famille fait sécher son linge un peu plus haut). Une vieille dame vêtue de noir s’accroupît dans la pénombre. Le jour décline déjà, à 15 heures, nous poursuivons notre chemin vers l’onirique Gonohashi (jardin – étang – aire de jeux – galerie sous une autoroute), puis on fera honneur debout au houblon et au Hoppi.

Dépêchez-vous quand même d’y aller, j’ai l’impression qu’un lieu aussi amène ne durera pas éternellement, surtout s’ils décident d’y faire des travaux. Un génie du mal aura certainement l’idée perverse d’y faire un brin de ménage, de tailler les arbres, de virer l’aquarium à bonsaï, voire de licencier le chat. Après la place aux tortues et Moritaya, tous les lieux chers sont-ils destinés à être rénovés-vandalisés, à s’ubikiser par le neuf, le chiant et le ripoliné ?

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