– Prenez une artère commerciale essentiellement piétonne qui part à proximité d’une station pour s’en éloigner.
– Elle a tout juste la largeur pour faire passer une camionnette et le bâti est encore essentiellement composé de maisons à un étage.
– Les chaînes et autres mochetés globalisées se concentrant aux abords de la gare, la mixité des commerces que l’on trouve sur l’artère au fur et à mesure que l’on s’éloigne est encore en phase avec la définition de ce qu’est un chouette de quartier tel qu’analysé par Jane Jacobs.
– Une bonne mixité, c’est un maximum de commerces indépendants variés et un minimum de franchises de chaînes. C’est aussi un ensemble de commerces populaires dénué ou encore peu touché par les métastases de la boboïfication, aka la gentrification, encore que dans le cas des villes japonaises, ce terme demande à être approché avec circonspection sans y appliquer en copier-coller le modèle occidental.
Vous flânez donc le long de l’artère et le bigarré du traveling a sur vous un effet émollient. Oui, c’est un chouette de quartier japonais qui fleure bon le communautaire. Invariablement, les artérioles de cette artère qui partent en perpendiculaires vous intriguent et semblent vous faire signe. Certaines figurent au début quelques commerces puis soudain tout se tait pour ne laisser place qu’à une succession d’immeubles d’habitations, de préférence individuels avec petits jardins et foultitude de choses végétales luxuriantes qui débordent en saison des murets. D’autre sont immédiatement en mode résidentiel dès le coin tourné. C’est chouette, c’est beau, c’est émollient, jusqu’au jour où un projet de percement de route, de réaménagement de la station va vous foutre en l’air toute cette harmonie et déboucher sur les mignardises et boutiques hipsters. C’est ce qui s’est passé à Shimokitazawa. C’est ce qui risque de se passer à Koenji, mais d’après les avis, il reste encore au moins une dizaine d’années avant que cette bêtise destructive n’ait lieu.
Et là donc à gauche, vous poursuivez un brin et vous tombez sur le banal et charmant square Koenji-Nord, Koenji-Kita en japonais. Banal parce qu’un square japonais est très gris, mais les enfants s’en fichent. Charmant parce qu’on y trouve de très beaux arbres et quelques bancs d’un confort exceptionnel. Et puis aussi, on peut, quand on est grand, y jouer facilement à cache-cache avec l’artère commerçante toute proche, y retourner puis s’en éloigner, lui faire coucou pour goûter à répétition cette transition entre le plein commerçant et le vide résidentiel. Dans le cas de figure du square Koenji-Nord, cette articulation entre vide et plein est particulièrement jouissive, et les bancs très confortables, mais c’est une redite.
À juste trois minutes de la gare Asakusa, un lieu charmant bien que tout ou presque soit payant de tourisme, on a accès aux eaux et à un paysage magnifique, gratuit. Là, vous pouvez vous asseoir, vous allonger (si vous voulez), dormir, vous promener et aller aux toilettes 24 heures sur 24 au bord de la rivière Sumida (隅田川) !
Pendant la nuit, la surface de l’eau change de couleur en rouge, en bleu, en blanc : effet hypnotique. On vibre en couleurs au rythme de la rivière.
De l’autre côté, un caca d’or (excrément métabolique du gros capitalisme) trône à côté de la chope énorme de Asahi Breweries, débordant de l’écume blanche de la bière.
Au-delà, on peut voir aussi la Tokyo Skytree (que je trouve un peu phallique).
Pour poser nos fesses et allonger nos jambes, bienheureux, on n’a qu’à y aller !
23 décembre 2022 – Rendez-vous avec le grand Grant (vieux brigand de Tokyo et exquis connaisseur de la shitamachi) à Kameido. Notre objectif est d’explorer le Temple de la jungle, temple riche en végétation luxuriante, temple hirsute qui est aussi un cimetière et un dépotoir.
Choc devant la charmante et incongrue Place aux Tortues : elle est en travaux. Espérons qu’ils ne la restaurent pas comme des vandales et qu’ils laissent les bancs, on a fait des révolutions pour moins que ça… Devant la piscine barricadée, Grant dit doucement « Adieu, la poule »…
Après quelques minutes de marche (belle journée d’hiver, ciel bleu sans nuages, air sec) nous voilà au Temple de la Jungle, appelé officiellement Fumon-in. Le sol est couvert de feuilles jaunies de ginkgos. Le gardien des lieux, un gros chat poilu et timide, s’enfuit en nous voyant.
Là aussi, le lieu est en réparation, le temple va être repeint, j’espère que ça va s’arrêter là. Pas d’aspirateur, pas de blague, SVP.
Le charme du lieu vient de son désordre ; on y trouve tout et n’importe quoi. Les gens y ont abandonné des objets allant de la chaise circulaire 70’s typique des karaokés-snacks à des roues de vélo, en passant par un mystérieux aquarium contenant un bonsaï desséché. (N’y avait-il pas une télévision sur les marches de l’escalier autrefois ? Elle semble avoir disparue).
Ce bric-à-brac est d’autant plus surprenant qu’il s’agit d’un lieu sacré et qu’au Japon, l’ordre et la propreté ne sont pas de vains mots (on est souvent à la limite de l’obsessionnalité compulsive).
Le bordel, donc. On se sent bien parmi ces déchets éparpillés dans un lieu calme et excentré. Comme à la maison ! Le Temple de la Jungle est aussi celui des marginaux en tout genre, comme nous, un peu toujours en exil. Impression de pouvoir se cacher de la société ici, impression rare et précieuse. On peut parler, on peut se taire, on peut être. Aucune pression, pas de règles à observer, personne pour nous dire que gna-gna-gna bla-bla-bla, nous sommes en plein bordel – comme on dirait en plein soleil.
Ce temple est jouxté par un cimetière qui me fait penser au Beckett de Premier Amour, relu récemment. Le narrateur, un homme cynique et sensible chassé du domicile paternel et condamné à l’errance, passe son temps assis dans les cimetières. Ici, les arbres évitent d’aller chez le coiffeur, les lianes s’enchevêtrent – ce qui me fait dire à Grant ces mots : « TROPICAL BECKETT ».
« Personnellement je n’ai rien contre les cimetières, je m’y promène assez volontiers, plus volontiers qu’ailleurs, je crois, quand je suis obligé de sortir. (…) Oui, comme lieu de promenade, quand on est obligé de sortir, laissez-moi les cimetières et allez vous promener, vous, dans les jardins publics, ou à la campagne. »(Premier amour)
Cimetière bien chaotique, ça claque littéralement et dans tous les sens, dans les airs on peut voir des myrtilles sèches et poussiéreuses ; méditation prolongée sur l’odeur des morts. Beckett, encore :
« L’odeur des cadavres, que je perçois nettement sous celle de l’herbe et de l’humus, ne m’est pas désagréable. Un peu trop sucrée peut-être, un peu entêtante, mais combien préférable à celle des vivants, des aisselles, des pieds, des culs, des prépuces cireux et des ovules désappointés. »
Un polo d’enfant a atterri sur une tombe (une famille fait sécher son linge un peu plus haut). Une vieille dame vêtue de noir s’accroupît dans la pénombre. Le jour décline déjà, à 15 heures, nous poursuivons notre chemin vers l’onirique Gonohashi (jardin – étang – aire de jeux – galerie sous une autoroute), puis on fera honneur debout au houblon et au Hoppi.
Dépêchez-vous quand même d’y aller, j’ai l’impression qu’un lieu aussi amène ne durera pas éternellement, surtout s’ils décident d’y faire des travaux. Un génie du mal aura certainement l’idée perverse d’y faire un brin de ménage, de tailler les arbres, de virer l’aquarium à bonsaï, voire de licencier le chat. Après la place aux tortues et Moritaya, tous les lieux chers sont-ils destinés à être rénovés-vandalisés, à s’ubikiser par le neuf, le chiant et le ripoliné ?
La définition de ce qu’on entend par Tokyo fluctue ; tantôt il s’agit des vingt-trois arrondissements, tantôt de ces arrondissements auxquels sont rajoutés les villes environnantes, tantôt on y inclut les régions voisines de Chiba, Saitama et Kanagawa. Si Paris s’arrête à des frontières datant de 1860, Tokyo, conurbation oblige, est bien plus… poreux, incertain, en devenir. Ainsi, je peux tout à fait inclure Yokohama dans un guide s’intitulant S’asseoir à Tokyo sans que ça soit abusif.
Pourtant, l’atmosphère de Yokohama a quelque chose de singulier ; elle se distingue de celle de Tokyo stricto sensu. Venant de Shibuya ou de Ueno (un peu plus de trente minutes en train), on le ressent dès la sortie de la gare : moins de monde, un rythme plus décontracté, plus lent et une sensation d’ouverture ; la mer, les grandes avenues, on respire. Je sais qu’il s’agit d’un cliché, mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir à chaque fois cette sensation d’appel d’air, qui fait beaucoup de bien. Healing Yokohama…
Bien souvent, je descends à Sakuragichô. D’un côté, Minatomirai, une sorte de machin rétro-futuriste aseptisé, plein de chaînes de restos et de magasins, de consommateurs, de couples, de familles… C’est un peu la déprime. Les capsules suspendues du téléphérique donnent l’image d’un futur antérieur ringard, du genre film de SF des années 50, sur fond de grande roue, de grand bateau esseulé et d’hôtel en aileron de requin. D’un intérêt tout relatif, ce quartier mérite d’être arpenté au moins une fois, ne serait-ce que pour le côté folie des grandeurs-SF-dystopique-kitsch un peu naïf.
De l’autre côté de la gare, c’est tout de suite une autre musique : on entre sans transition dans le quartier de Noge, et là les choses sérieuses commencent. Enfin un quartier ayant de la personnalité : plein de bouis-bouis (ramens et yakitoris principalement, fumée, odeurs de viande grillée), de clubs de jazz (pas ambiance Blue Note, non, des clubs de jazz comme on peut se les imaginer en lisant Kerouac ou en fantasmant sur la Nouvelle-Orléans, des établissements qui rappellent d’ailleurs l’importance du jazz dans la naissance de la contre-culture pop du Japon d’après-guerre), des lumières tamisées (rien à voir avec les néons clarteux de Tokyo, ici, c’est visuellement plus intime et chaleureux), des freaks bourrés par l’alcool (la bière et le hoppi coulent à flots, même pendant les couvre-feux tout le monde s’en foutait), et une atmosphère cosmopolite, un peu rugueuse, parfois louche, qui correspond à l’idée que l’on se fait d’une ville portuaire et qui contraste si fort avec celle de Minatomirai.
De là, plusieurs solutions s’offrent au flâneur sous le charme : après une rue pleine de bars de poche sur deux étages (comme un mini-Golden Gai), il peut soit longer la rivière Ooka en direction de Hinodechô puis de Koganechô, soit s’enfoncer vers Isezakichô. La rivière, pour ramener encore l’inconnu au connu, pourrait se définir comme un Nakameguro pas prétentieux, ce qui n’est pas peu dire. Bien sûr, quelques restos chicos et autres galeries d’art branchées font leur apparition (Koganechô était un quartier de plaisirs, qu’un plan d’urbanisme a décidé de changer en quartier « artistique » plein de petites galeries, librairies, ateliers, etc. : la métaphore est intéressante) mais globalement c’est très agréable, d’autant que les bancs y sont nombreux. À noter : à Hinodechô se trouve Kôonza, un cinéma de pink movies (films érotiques soft) homosexuels ; paraît-il le seul du pays.
L’autre direction emmène vers Isezakichô, un quartier qui radicalise l’impression première : celle d’une ville portuaire quasi-archétypale ; cosmopolite, populaire, déglinguée – d’un charme certain pour qui en a marre du tout aseptisé, tokyoïte ou non. On n’est plus dans un Disneyland rétro-futuriste tout propre pour couples sans imagination ! Au contraire : des rues sales, beaucoup de prostitution, des mecs bizarres, pensez au Kabukichô du début des années 2000 (avant l’arrivée du cinéma Toho) et aussi, un maximum d’épiceries chinoises, coréennes, de restaurants pas chers, de clubs très « années 90 », de kebabs (parfois dans les clubs !), et, chose étonnante, aucune patrouille de flics. Hypothèse : les pouvoirs publics ont dit : « vous laissez Minatomirai tranquille et pour le reste, vous faites ce que vous voulez, on ferme les yeux ». Eh bien, ça me plaît, pas de Starbucks, de Soup Stock, de choses comme ça, c’est vivant, un peu miteux, plein de personnalité, personnellement je me sens bien plus à l’aise dans ce genre de quartiers que dans l’arrondissement de Setagaya, ce genre de lieux qui te crient : « t’es pauvre ! t’es précaire ! t’es un loser ! », une vraie violence symbolique derrière un aspect paisible et propre sur soi.
Ce qui m’impressionne à Yokohama, c’est l’aspect relativement compact de la ville, surtout si on la compare à Tokyo, bien plus diluée – et les effets que cela produit. Ici, on change d’univers en quelques rues seulement, comme un rubik’s cube d’ambiances très diverses, ce qui parfois peut même être choquant : ainsi, en cinq-dix minutes, on passe du très touristique quartier chinois au misérable ghetto de travailleurs journaliers Kotobukichô, quasiment sans transition. Idem, d’Isezakichô, on arrive très vite à la grande galerie marchande couverte Yokohamabashi (après avoir traversé un parc où nombre de petits vieux discutent ou jouent au shôgi), un délice de shôtengai désuète, aux nombreuses poissonneries, épiceries, friperies pas chères. Bref, Yokohama est un idéal psychogéographique, si la psychogéographie, derrière ce nom un peu barbare, désigne tout simplement « une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » (Debord) : je suis à deux doigts d’y demander l’asile poétique.
Mais au fait ! J’ai complètement oublié de parler du square Fukutomichô-Nishi. Il faut dire que celui-ci était surtout un prétexte pour essayer de mettre au clair mes idées et impressions sur Yokohama, mais enfin. À l’entrée de Fukutomichô, près de la rivière Ooka, se trouve, on y arrive, un square bien sympathique. Il a passé sous les fourches caudines, d’une extrême sévérité, des critères de sélection de S’asseoir à Tokyo, félicitations. Pas de gardien anxiogène, des toilettes publiques, un kombini tout près, des bancs… Rien d’exceptionnel à première vue, pourtant, voici un square qui fait son boulot, et qui le fait bien.
Rien d’exceptionnel ? Quand même, quelques petites choses curieuses. Tout en haut de la butte, sur laquelle jouent des enfants, un enclos de végétation luxuriante fermé à clé : défense d’entrer dans l’état de nature, perdu à jamais ; on n’en prend conscience qu’une fois perdu, comme enfance. Justement, plus bas, des jeux pour enfants, et un toboggan phalloïde qui nous rappelle que selon Freud, le stade génital signifie la sortie, peut-être moins définitive que celle de l’état de nature, de la perversion polymorphe de l’enfance. Et hop, on arrive tout en bas, et on se remémore la chute (c’est le cas de le dire) du magnifique poème « Aube » de Rimbaud : « L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi ». Et si tout ce qu’on faisait, écrire des poèmes avec nos stylos ou avec nos pieds, dans la ville, n’était pas une tentative, ratée d’avance mais pas totalement, de retrouver un certain état originel ? De retrouver l’Ouvert, comme disait Rilke, ou de le recréer, dans un monde globalement sordide, gangrenné par le calcul égoïste ? Et d’y arriver, l’espace d’un instant, trop court malheureusement, mais qui nous laisse lesté d’une expérience inoubliable et qui peut-être, à son tour, donnera envie à d’autres de marcher sans fin dans les villes.
Un dimanche de fin d’été à Kameidô, quartier attachant, porte d’entrée du delta Kôtô-ku ; au programme : banalyser la place aux tortues de Kameidô, un lieu solite et insolite, d’un abord immédiatement aimable mais riche en détails poétiques, parfois signifiants, un lieu dans lequel se côtoient sans le moindre accroc familles, ivrognes, clochards, lecteurs, oisifs, en somme un idéal de place, ou peu s’en faut.
Avec l’ami hydrophile Grant McGaheran, grand connaisseur de cette partie de la ville, nous avons d’abord décidé d’allumer la chaudière en allant boire quelques verres de bière soviétique (la Asahi et son étoile rouge) à Doramukan, un tachinomiya local aux prix incroyablement bas. Puis c’est l’heure exquise, l’heure de l’exploration éthylico-méthodique de la fameuse Place aux Tortues, officiellement appelée Kameido-ekimae-hiroba et située comme son nom l’indique en face de la station. Toutes les conditions sont présentes pour qu’elle figure dans ce guide : bancs (pas assez, dommage, mais ça va), toilettes, supérettes à proximité. L’enregistreur du téléphone enclenché, on se dirige vers l’arrière de la place et notre exploration, qui s’avérera riche en surprises (pour moi en tout cas) commence par cet étonnant lapin uni-macroboulé :
Nous nous asseyons sur des sièges à l’allure d’œufs durs amputés du gros bout, qui nous livrent le secret de ce lapin, dont le rapport aux tortues nous avait dans un premier temps échappé. On peut en effet lire sur ces sièges une fable fameuse : LeLièvre et la Tortue, du camarade Ésope, au moralisme si populaire au Japon. Tout s’éclaire ! Outre le rapport évident au nom du quartier (Kameidô signifie littéralement « la porte aux tortues »), pourquoi une fable ayant pour thème la course persévérante dans un lieu de repos, selon Grant l’un des plus apaisants de Tokyo ? Il s’agit d’un faux paradoxe : toutes les occasions sont bonnes pour faire la morale aux oisifs. A ce propos, la présence d’un poste de police à l’entrée de la place m’inquiète, mais Grant se veut rassurant : voici selon lui les pipos, popos, poulets les moins motivés, les plus laxistes de l’univers. Ils n’ont paraît-il jamais eu le tonus de stresser le moindre quidam, bien qu’on s’y enivre généreusement, et que certains effluves de chanvre indien puissent, paraît-il, s’y faire occasionnellement sentir.
Je repense à la place en face de la station Kôenji, a.k.a. la Cour des Miracles, toujours haute en couleurs, lieu de vie inespéré pendant l’état d’urgence 2021, et à ses flics ayant abandonné toute velléité d’intervention. Ce qui est évidemment souhaitable ! Je réitère mon idée-phare : les parcs et autres jardins publics constituent la nouvelle contre-culture. Être punk en 2022, c’est en toute simplicité poser sa ou ses fesses dans un parc gratuit pour tous, toutes et touzes. Grant est entièrement d’accord : apprécier la gratuité, s’asseoir, penser, lire, parler, ne rien faire (et surtout ne pas faire de l’argent), coexister en paix, sans servir, c’est selon lui faire consister le devenir-révolutionnaire doux de l’oisiveté. Cette entreprise, qui pourrait sembler « gentille » est en réalité passionnée : ces lieux que nous chérissons sont convoités par des types puissants qui aimeraient bien les faire disparaître, du moins les rentabiliser. Tout ce qui échappe aux prétendues lois du marché (en fait, un impératif de rendement maximal) doit être considéré comme en sursis.
Tout à l’heure, je qualifiais l’arrondissement de Kôtô-ku du nom de delta ; ce n’était pas une figure de style. Nous sommes dans un ku aquatique, aux nombreux canaux, ceints de rivières et de fleuves, à proximité de la mer. Le monolithe qui se dresse fièrement en face de nous nous le rappelle ; c’est un altimètre qui indique, via une tortue stylisée aux allures de HAL-9000, le niveau de la mer. En fonction de celui-ci, la tortue s’élèvera vers le ciel ou redescendra vers les abysses. Sur les parois du monolithe, des représentations de volatiles divers nous rappellent elles aussi, un peu sadiquement, que contrairement à nos amis ailés, nous ne pourrons pas nous esbigner facilement en cas d’inondation. Après la leçon de morale d’Ésope, on a droit carrément à un memento mori kubriko-champêtre ; effet assuré sur le flâneur en mal d’effroi. Décidément, j’ai l’impression, à visiter cette place, qu’une telle gratuité appelle un retour de bâton surmoïque ; du genre « eh les improductifs, ne croyez pas vous en tirer à si bon compte ».
Continuons l’exploration ! Nous voici devant un écran montrant un mignon petit canard coiffé d’une fleur rose, portant un extincteur, sur lequel s’imprime un message : « buffering », c’est-à-dire en plein chargement, et ce depuis deux ans, selon Grant, qui m’avoue être effrayé à l’idée d’un soudain changement sur cet écran. La mise en mémoire tampon perpétuelle d’un canard… L’expression « réalisme magique » est revenue assez fréquemment dans notre conversation, le nom de Kafka également. Girl Duck Buffering serait certainement un bon nom de groupe ou un bon titre de morceau. Comme dans certains épisodes de Twin Peaks, il n’est pas nécessaire de tout comprendre, surtout si l’expérience est bonne et ici, elle l’est.
Puis nous arrivons à l’immanquable piscine hexagonale (« la poule hexagonique », dit Grant en français), ce soir-là asséchée, accueillant en son sein une pile chimérique de tortues agrémentées d’ailes. La plus grosse tortue est en bas, la plus petite en haut de ce périlleux exercice d’équilibrisme pérenne. C’est une fontaine qui s’active de manière apparemment aléatoire ; imprévisibles éruptions. Nous sommes en présence du symbole de Kameidô : Hanekame, les tortues ailées. Ça plane…
L’appel de la vessie ne manquera pas de se faire sentir à un moment ou à un autre : analysons les toilettes, dont la structure métallique surprend par son brutalisme assumé. Elles sont, évidemment, statiques : pourtant elles ont été baptisées Roketto-kan, la salle des fusées. Un rapide détour par l’œuvre de Sigmund Freud nous donnerait une explication quant au choix de ce nom, mais là encore, respectons le charme des apparences incongrues. Trois carrés colorés surplombent les toilettes, indiquant sans doute trois saveurs : framboise – chewing-gum – marais, pour guider efficacement l’utilisateur. Traversons la fusée et admirons les toilettes de derrière. Le métal se raréfie pour laisser place à quelque chose de boisé, de plus chaleureux, de sensuel, ou peu s’en faut. Là encore, gardons le mystère intact.
Dernière étape : la tour Dame Zettai (expression de l’interdiction sans condition), dédiée à la mise en garde contre les dangers des drogues, à côté du poste de police. Encore du surmoi massif, un surmoi plutôt sympa à force d’être loufoque et incohérent : la vraie nature du surmoi. Un globe terrestre amical et d’apparence enfantine est divisé en deux. À Notre-Dame de Zettai, un se divise en deux ; à bas l’un-Dieu. Au-dessus, des percussions de type taiko. A mon sens, cette tour moralisatrice est à la fois redondante, comique et contre-productive : la Place aux Tortues ailées toute entière semble en effet avoir été conçue sous l’influence de délirogènes puissants ! C’est pourquoi nous en recommandons la visite : avoir le regard constamment renouvelé par ce disparate étrange et inspirant met dans une humeur joyeuse, propice à la rêverie, aux jeux de mots, à l’humour absurde, aux discussions amicales fluides et régénérantes. Cela peut aussi constituer également un excellent point de départ pour explorer les quartiers proches de Gonohashi, Ojima et Sunamachi.
Un reportage exclusif de Grant McGaheran et Julien « Ralouf » Bielka pour S’asseoir à Tokyo
En attendant un article sur le square aux tortues de Kameido, et avant un essai sur le devenir-révolutionnaire de l’oisiveté, j’aimerais partager un extrait du roman de Kundera La Lenteur, qui pointe l’enjeu de notre recours aux jardins publics :
La vitesse est une forme d’extase dont la révolution technique a fait cadeau à l’homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement ; quand il court, il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l’homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s’adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase. […] Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils les flâneurs d’an- tan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui traînent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies, et les clairières, avec la nature ? Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore : ils contemplent les fenêtres du Bon Dieu. Celui qui contemple les fenêtres du Bon Dieu ne s’ennuie pas ; il est heureux. Dans notre monde, l’oisiveté s’est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s’ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque.
Le Ramla est un centre commercial juste à côté de la gare Iidabashi.
Magasins, cafés, librairie…et un seul endroit très rare où on peut rester longtemps sans rien payer. Cet espace gratuit, on l’a trouvé par hasard pendant une flânerie nocturne, sous la pluie, sans parapluie.
À l’intérieur, un grand vitrail réfléchit des ampoules blanches au plafond (son excès de clarté me rappelle que c’est un établissement commercial…)
Mais comment le Ramla réussit-il à préserver cette chapelle du capitalisme (et des indulgences) ? Selon internet, il y avait là un fossé extérieur du Château Edo (江戸城) qu’on a partiellement utilisé pour le débarquement jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale. Vers 1970, le fossé a été comblé et on y a construit le Ramla. Pour ce projet, la métropole de Tokyo a décidé de construire cette chapelle pour équilibrer l’étendue de deux arrondissements (区): Shinjuku et Chiyoda. D’où son nom officiel Kuzakai Hall(区境ホール), qui veut dire le Hall de la frontière de l’arrondissement. Au plancher, une petite plaque sur laquelle est inscrit « Shinjuku » et « Chiyoda » témoigne de cette histoire.
Ouvert même vers 11 heures du soir, accès libre et gratuit à plusieurs bancs et aux toilettes !!!
Avec l’ami Lionel, nous partageons un amour inconditionnel pour l’enclave apaisante et attirante comprise entre l’université Rikkyo et le Metropolitan trucmuche, à Ikebukuro. Le cœur a ses raisons, mais il est possible tout de même de faire l’inventaire de ce que ce monde en réduction a de nonchalamment charmant, d’essayer de lire la partition.
Tout d’abord, Ikebukuro est l’un des quartiers les plus cosmopolites de Tokyo, mosaïque bigarrée de cultures qui fait du bien (mon utopie : un maximum de diversité dans un minimum d’espace). Impression confirmée dans cette partie du quartier, à taille humaine : il suffit de regarder autour de soi pour constater la forte présence de restaurants vietnamiens, indiens, népalais, chinois, coréens, thaïlandais, malais, espagnols, italiens, turcs… et de tendre l’oreille : on y entend diverses langues, d’ailleurs ça mériterait que je ressorte le Tascam pour faire du field recording. Transplantations, entrechocs doux, la coexistence d’écritures diverses aux frontons des commerces me donne l’impression de marcher dans un poème babélien et coloré, rappelant que la diversité est une richesse, contre toutes tentatives d’unifier, de corseter, de ratiboiser. Ivresse du multiple… Comme dans tous les quartiers que j’aime, on a l’impression de traverser la planète en quelques minutes, dans une densité décontractée. Ikebukuro souffre d’une mauvaise réputation : ça serait banlieusard, plouc, vulgaire et dangereux. Idem pour le mot « cosmopolitisme », souvent utilisé de manière péjorative. Contre ces épouvantails, rien de mieux que d’aller y voir soi-même ! En plein Ikebukuro, en plein cosmopolitisme : en plein soleil.
Dream coffee. Lionel en parlera mieux que moi, mais quel délice : de la disposition des tables (non linéaire, comme décidée aux dés) à la musique d’ambiance (du jazz, au niveau sonore parfait), les couleurs chaudes et rassurantes, sans oublier le monstrueux toast aux œufs (260 yens, et plus faim pendant deux jours), on approche du café idéal pour lire, écrire, regarder la rue… (dommage que le covfefe soit moyen et que le service soit si froid, enfin, pas grave)
Coconut Records : personnellement j’ai arrêté d’acheter des vinyles, mais si ce n’est pas votre cas, allez-y, c’est un petit disquaire très bien achalandé, aux prix raisonnables.
Le resto-U de l’université Rikkyo ; on ne peut plus y aller librement comme avant le Covid, mais cela ne durera pas éternellement. Très bel endroit boisé, dans un campus lui-même ridiculement beau, genre l’école de sorcellerie de Jean-Marie Potter !
Le poste de police. Je plaisante, cependant m’intrigue ce cadran solaire désœuvré, fait d’une pyramide inversée en rupture de ban, tapie dans l’ombre de nos oisifs Pipo…
Et bien sûr, le très attachant square Nishi-Ikebukuro, bizarrement émouvant, calme en journée, fréquenté la nuit par les étudiants pompettes de l’université voisine. Un je-ne-sais-quoi qui me rappelle le passé, mais là impossible à analyser pour le moment. L’attraction est forte, je m’enfonce dans les eaux vives de l’enfance, délivré de tout ressentiment contre le temps. Conseil : acheter des yaki-shorompo dans le quartier chinois (le vrai Chinatown, celui de Yokohama étant par trop disneyïsé) près de la sortie ouest, acheter du cidre et y poser une fesse à la fraîche ! Toujours ça que les reptiliens n’auront pas.
Le premier souvenir enchanteur qui me revient en mémoire sur Moritaya à Minami-Senju est lié à la station debout. Cette plénitude de fin de journée un verre de saké à la main, un vrai bonheur convivial. C’est le printemps ou l’automne avancé. Nous sommes debout donc devant la petite table ronde nappée de simili-pierres bleutées façon jardin provençal. Debout dehors sur la rue peu passante, parce qu’à l’intérieur les six places sont occupées, ou parce que ce calme et silence villageois méritent d’être dégustés à même la rue. N, accroc à la nicotine, s’en tire une un peu à distance pour ne pas nous importuner avec la fumée, et J accroc à la bibine hume l’air délicieux. On parle à trois de littérature, de saké, de je ne sais plus quoi mais qu’importe. La plénitude n’a pas besoin de sujets.
Un peu plus loin E qui revient de la gym, bronzée à la lampe, s’en tire une elle aussi entre deux bouteilles de bière à l’emblème de l’étoile rouge soviétique, la seule bière méritante à son sens. Plus tard ou est-ce avant, je vais lui demander ce qu’elle prépare à dîner aujourd’hui. Elle va me raconter les bonnes affaires dénichées au supermarché proche. J’aime les discussions de cuisine entre femmes au foyer, l’évocation de l’ordinaire des autres.
Oui, je vous dois des explications parce que vous commencez à bailler ou vous êtes déjà partis vers d’autres écrans dérouler le papier de toilette des petites phrases de la réseautique sociale, ses bons mots, ses coups de gueules, ses copier-coller. Restez ici ou revenez.
Commençons d’abord par un peu de vocabulaire avec le terme 各打 kakuuchi qui désigne un coin comptoir si possible approximatif, de guingois chez le marchand d’alcool du quartier où il était autrefois coutumier de marquer une pause et de s’enfiler une coupelle au moins derrière la manche du kimono, ou une bouteille de bière, avant de repartir gaillard ou titubant avec d’autres bouteilles vers la maison. On y envoyait aussi les enfants, qui y buvaient la boisson soft du moment, comme du Coca Cola autrement plus nocif, ou ils n’attendaient pas la permission pour y faire un détour de retour du lycée. Enfin, j’écris cela mais je n’ai pas vécu cette époque. C’est N rencontré pour la seconde fois à Moritaya qui me compta l’affaire, et puis progressivement quelques personnages du quartier alentour, voisinage très ancré sur lui-même mais pas ostracisant comme à Kyoto (pour ne nommer qu’un lieu ostracisant) avec un fond de convivialité villageoise encore très intacte.
Sur N, dans mon souvenir déjà monté en mayonnaise de légende, c’est la première fois que je suis entré dans l’espace étroit, vraiment très étroit de Moritaya qu’il se trouvait déjà là. Il lisait un livre de Natsume Soseki, peut-être Je suis un chat. En tout cas, nous fûmes muets comme des carpes de part et d’autre malgré la distance très étroite qui nous séparait. Mais entre timides, on se comprend. Imaginez – faites des efforts ! – un compartiment de troisième classe complètement vintage, pas à dessein, pas en faux vintage, mais en vrai vintage, du visuel fatigué par le temps, parce qu’ici a vécu et vie encore au quotidien, le passage d’habitués. Certains épicuriens des cloîtres débits de boissons y viennent de loin avec révérence. Imaginez un bric à brac d’objets et de photos, certaines bien évanescentes, qui décorent en hauteur cet habitacle précaire. Bref, imaginez un compartiment en bois dans un wagon en bois sans fenêtre, deux banquettes où y poser au mieux trois quart de fesses, une table rectangulaire très étroite au milieu, et tout mouvement, tout geste demandant d’y appliquer une précaution soucieuse pour ne pas renverser le verre d’un voisin ou d’une voisine qui doit de toute façon se lever pour vous laisser passer, si jamais vous êtes assis au fond et qu’il vous prend l’idée d’aller humer ou enfumer l’air dehors. Avant le covid, c’était pas loin d’avant la première fois, on n’y trouvait encore aucune séparation réglementaire de plastique tendu pour réduire les risques d’infection dans un local mal ventilé éminement efficace pour diffuser tout type de bestioles.
La seconde fois, un après-midi tôt, j’y étais seul, il pleuvotait dehors, l’air était humide, le silence coupé par de rares passages de la rue que l’on pouvait apercevoir d’une entrée pas barrée alors par une porte, et du vélo-moteur du patron de la boutique d’alcool attenante qui partait et revenait sans arrêt faire des livraisons de voisinage. C’était top, le top de l’assise à Tokyo. J’ai même écrit un article sur place.
C’est K au café pas loin dans la galerie marchande en perte de vitesse commerçante avancée qui m’avait dit que la plupart des Japonais, surtout les jeunes, ne connaissent même pas le mot kakuuchi. Ce n’est pas que les bars à saké soient une rareté. Au contraire. Avant le covid, cela devenait une infection gentrifiée, avec dans le pire des cas tout le cinéma du café hipster rapporté à la boisson nationale montée en graine par l’argent de nos impôts et celui d’investisseurs bons à faire mousser même l’eau tiède. Cette tendance s’est prise temporairement un méchant coup vues les circonstances sanitaires, mais l’avenir est aux bars à saké gentrifiés et prétentieux, tout cela pour une boisson encore très abordable et très correcte la plupart du temps, si on exclut les sordides One Cup et les bouteilles à moins de mille yens.
Mais pour en revenir au kakuuchi au sens populaire du terme, le seul sens qu’il ait, on a là affaire à une espèce en voie très avancée de disparition totale. Le populo n’est plus ce qu’il était. Il boit surtout à la maison. Et Moritaya était, et reste encore un rare exemple de kakuuchi, un lieu avec une histoire – plusieurs générations – et des anecdotes hélas peu évoquées. Il y a pléthore de bars à saké. Les kakuuchi par contre ont presque tous disparu.
Suite à ma première venue silencieuse et à ma seconde visite solitaire baignée dans un énorme plaisir d’avoir trouvé l’endroit, tout s’est accéléré. J’avais trouvé dans Moritaya un alma mater hebdomadaire, une zone confinée de bien-être et de convivialité naturelle, largement dépouillée des échanges convenus et des formules automatiques avec les étrangers, petites discussions sur l’air du temps avec des habitués pour certains habitant à deux pas comme N, qui trinquaient dès la première fois, et vous adoptaient dès la seconde visite, se demandant pourquoi vous aviez fait faux bond la semaine passée.
Le stress et la mornitude glauque du covid envahissant firent de Moritaya une véritable bouée mentale, un havre nécessaire, un anti-stress attendu, espéré, méritant remboursement par la sécu, un antidépresseur sans effets secondaires, sauf si mauvais contrôle du volume ingéré, un lieu de convivialité pure, une expérience d’une heure ou d’un peu plus qui vous requinquait pour les jours à venir, un moment à dérouiller les zygomatiques, un jalon récurrent dans le temps qui vous remettait à aimer l’humanité.
Et dans cela, la station assise, dans le compartiment sans fenêtre d’un train imaginaire qui ne démarrait jamais, jouait un rôle important. Pas de confort total puisque comme mentionné plus haut, les banquettes dures de dure étaient une petite torture pour les fessiers délicats – le mien – qui se soignait certes assez bien à coup de liquides anesthésiants et d’échanges amicaux.
Les restrictions strictes dues au covid sont apparues progressivement, avec des limitations d’heures d’ouverture, le déploiement de séparations plastiques risibles, une attention toute particulière et obsessionnelle à désinfecter à coups de spray entre deux clients. Jusqu’au jour où suivant les recommandations appuyées de la municipalité, de l’arrondissement, du voisinage qui voit tout, Moritaya dans son ailes kakuuchi ferma pour un temps long.
Puis ce fut le retour, à la normale, au plaisir. Le compartiment se faisait nommer affectueusement alcôve, nid, utérus, avec la chaleur humaine associée. Mais les aléas du quotidien ont ralenti la fréquentation. Et puis un jour pas lointain que je prenais un café chez K, il m’informa que Moritaya avait été modifié, transformé, qu’on y buvait désormais debout. Ce fut un coup de semonce. Je me promis d’aller bientôt y voir avec angoisse et comme une douleur lancinante. Effectivement, ce fut un choc. Enorme. On y buvait debout, soit, mais l’utérus avait été eviscéré de tout, absolument tout. La dalle de béton rafraîchie était surmontée du dessus de la table, maintenant simple plaque de bois posée sur des caisses en plastique. Tout le joyeux foutoir vintage en hauteur avait disparu.
Les habitués dont N le fréquentent sans broncher. Ce n’est pas local ni de coutume de ronchonner. Et à distance proche, Moritaya reste la seule destination de boisson possible. Au bout d’une heure, j’avais le dos épuisé de raideur, une véritable torture. L’attachement aux lieux n’aime pas le changement. Mais alors pas du tout.
Le soir même j’écrivais ceci.
Je sors de Moritaya avec un épouvantable mal de dos trainé jusqu’à la maison. Un véritable malaise. Ils ont tué Moritaya ! Ce n’est pas Marat saignant dans sa baignoire, non, mais le nom d’un lieu affabulé, un lieu d’attachement donc qui a compté poétiquement de manière considérable pendant plus d’un an, au coeur du marasme covid, covidant, covidisant. Cet engouement, cette affabulation est du même acabit que celle des amourachés transis du Japon, à la différence près mais considérable qu’elle se situe de manière très située dans l’espace. Je me fous du Japon comme objet impossible de contentement global, mais Moritaya changeait la norme, en bien, en hyperlocal, oubliant qu’on avait à faire au final à des marchands.
(…)
… ce qui permet aux circonstances de tout vous transformer du jour au lendemain et vous êtes sans doute le seul à vous sentir grugé, violenté. On vous a tiré le tapis de dessous les pieds du contentement et des narrations heureuses; on vous a couvert les murs de béton neutre pour café hipster, pseudo-artisanat pseudo-authentique, ou téléphonie mobile, anémie Muji, retiré tous les bibelots archaïques et la cacophonie joyeuse et loufoque des photos grises en hauteur qui signaient le lieu, y compris les sièges pour un tiers de fesses maintenant disparus dans un halo de nostalgie reconnaissant que le confort précaire était tout de même du confort. Ce n’est pas que les habitués ne soient pas là, au contraire. Ils sont stoïques dans la nostalgie, mais nostalgie dure et intraitable n’est pas leur truc, celle qui vient affublée de lamentos, arrachage de toison, mise en pièce de teeshirts Uniqlo et douche de poussière grises comme cendres sur le scalp. Et aussi, et surtout, cette envie d’en découdre.
Ce parc a quelque chose d’incongru, d’irréel. Un délice.
Situé dans une terra incognita, entre Minowa et Machiya, accessible par le tram Toden Arakawa, il jouxte la merveilleuse bibliothèque Yui-no-Mori. De là, on y pénètre par une pente qui donne l’impression d’un décollage doux. On entre alors dans un étrange état de suspension onirique.
Ce parc, comme le rêve, est coq-à-l’âne : on y trouve un étang (avec deux cygnes blancs, Léo et Sakura), un insectarium, une piscine (surplombée par un poulpe stylite), un terrain de tennis, une station d’épuration des eaux, un faux passage à niveau, un tunnel, de l’herbe, des bancs, des distributeurs de boisson, une dame sculptée la tête en bas, du dénivelé. Le niveau sol est un lointain souvenir.
Parfait pour un pique-nique, une lecture ou une rêverie, Arakawa Shizen Koen constitue la halte idéale entre la galerie marchande Joyful Minowa et le continent Machiya. La promenade pourra se prolonger vers Nishi-Nippori, ou bien en direction d’Ogu/Oji, quartiers passionnants pour le paysan de Tokyo curieux et patient.