La révolution du chairing aura-t-elle lieu ?

Chairing dans son usage japonais est un terme récent, largement inconnu localement, qui a eu son moment de petit buzz il y a peu d’années. Des petits malins ont découvert l’idée d’exploiter la disponibilité de chaises pliantes à des prix ridiculement bas pour les déployer dans l’espace public et profiter ainsi de la station assise dans des coins et recoins dénués du moindre siège. Comme chez vous, on trouve ces chaises au rayon camping des mégastores. Ils se sont acoquinés avec des marques de ces dits sièges, ont exprimé des propos de surface via quelques interviews en ligne, exposant quelques unes de leurs réflexions, amorces d’une analyse de l’intéressant sujet qu’est d’occuper, de découvrir ou redécouvrir l’espace public selon des angles singuliers, et surtout y pratiquer la non-mobilité comme une villégiature temporaire à l’extérieur. Mais leurs réflexions s’arrêtèrent là, comme on sait que la pensée de fond est incompatible avec le commerce.

Un classique de destination tokyoïte qui a servi d’illustration à ce rien-faire assis est la plage artificielle d’Odaiba. Il y a à Tokyo bien mieux que l’immonde territoire artificiel d’Odaiba pour s’installer, mon objectif ici n’est pas de suggérer des destinations de chairing, mais de se demander ce qui titille, chiffonne et interpelle avec cette idée qui a priori ne manque pas de charme.

Pour comprendre les élucubrations qui suivent et comme travaux pratiques, vous pouvez déjà pratiquer le chairing chez vous immédiatement sans investir dans un siège pliable et continuer à lire. Il suffit pour cela de déplacer un siège du foyer et s’y poser dans un angle non-conventionnel. Ce changement d’angle, de territoire dans sa manière d’occuper assis l’espace devrait vous octroyer une bonne dizaine de minutes de réflexion sur l’étrangeté de la situation, sur le fait qu’effectivement, le changement d’angle modifie la donne de manière subtile, diffuse, difficile à élaborer, même dans l’espace réduit de son chez-soi. 

Ce faisant, me sont revenues deux choses en rapport avec le sujet, d’abord le souvenir d’une photo remarquable que l’ami C m’avait envoyé du Portugal, photo d’intérieur d’une large location où l’espace était envahi de sièges multiples et divers. L’autre souvenir est celui du jardin du Luxembourg à Paris et ses fameuses chaises métalliques vertes qui offrent un niveau de confort inégalable dans un espace public. Changer d’angle dans l’assise, s’assoir ici ou là est un luxe abordable, d’autant plus praticable si les sièges sont nombreux et mobiles, ou même si difficilement mobiles ils vous offrent la possibilité de changer de place et de position. Un espace doté de sièges multiples et variés est luxueux parce qu’il offre une multitude de manière d’y être, de s’y lover. Sans luxe associé, le chairing participe à cette même dynamique ludique qui n’est pas de l’ordre de braver l’interdit mais de s’accaparer la liberté de décider où s’assoir.

Les conséquences intellectuelles et de bien-être de l’expérience de la pratique du chairing sont nombreuses, mais l’essentiel est qu’il s’agit d’une discrète prise du pouvoir d’occuper des lieux selon des approches singulières, des approches à soi, ce que tout banc fixe par définition ne permet pas. Encore faut-il en avoir l’aplomb, et lire au préalable le règlement d’usage truffé d’interdits.

Le courage de se poser

En pratique et une fois lesté des 1,4 kg ou parfois moins d’un siège pliable de camping, une tension particulière au Japon vous guette, sachant que les chances que vous soyez le seul à pratiquer le chairing même dans le square d’à côté sont proches de 100% au moins. Dehors de chez soi, c’est totalement différent si pas rédhibitoire. Certes, la multiplication de la pratique du chairing est probablement gage d’une confiance qui va se renforçant, ou d’une indifférence accrue aux regards en coin, mais le jeu en vaut-il vraiment la chandelle en ville ? Déjà passablement chargé du mobile, de sa batterie supplémentaire, de son ipad, de son casque wifi et de divers câbles de chargement et adaptateurs en tous genres, de son génie aussi qui pèse dans le crâne, le poids supplémentaire d’une chaise même ultra-légère n’est pas qu’un détail pour le marcheur. Pour le conducteur par contre, c’est une autre affaire bien plus intéressante puisque même les nombreux promontoires en province sont souvent dénués du moindre siège. Imaginez le nombre incalculable de coins et recoins pour reluquer à loisir selon un angle à soi le Mont Fuji ou la mer au loin ou de proche en proche.

Une activité jetable

Mais pour autant, la révolution du chairing est-elle souhaitable ? Le grand bémol dans tout cela est l’acquisition d’un objet, la chaise pliante, qui dans sa version la moins coûteuse a encore plus de chance de finir rapidement dans les ordures incombustibles qui nourrissent la mer, les poissons et les canards. Elle évite aussi aux instances politiques publiques d’acter, et donc de continuer à ignorer l’inconfort de la ville japonaise qui ne rime qu’avec consommation, mais aussi l’inconfort des lieux agréables de promenade dans les provinces où les personnes âgées ne s’aventurent pas, parce qu’en chemin ne trouve aucun banc pour marquer une pause. La charge politique d’un siège pliable n’est ainsi pas à prendre à la légère.

Lionel Dersot

https://lioneldersotokyo.blogspot.com

https://www.ecrirea.tokyo/

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