La Place aux Tortues de Kameidô

Un dimanche de fin d’été à Kameidô, quartier attachant, porte d’entrée du delta Kôtô-ku ; au programme : banalyser la place aux tortues de Kameidô, un lieu solite et insolite, d’un abord immédiatement aimable mais riche en détails poétiques, parfois signifiants, un lieu dans lequel se côtoient sans le moindre accroc familles, ivrognes, clochards, lecteurs, oisifs, en somme un idéal de place, ou peu s’en faut.

Avec l’ami hydrophile Grant McGaheran, grand connaisseur de cette partie de la ville, nous avons d’abord décidé d’allumer la chaudière en allant boire quelques verres de bière soviétique (la Asahi et son étoile rouge) à Doramukan, un tachinomiya local aux prix incroyablement bas. Puis c’est l’heure exquise, l’heure de l’exploration éthylico-méthodique de la fameuse Place aux Tortues, officiellement appelée Kameido-ekimae-hiroba et située comme son nom l’indique en face de la station. Toutes les conditions sont présentes pour qu’elle figure dans ce guide : bancs (pas assez, dommage, mais ça va), toilettes, supérettes à proximité. L’enregistreur du téléphone enclenché, on se dirige vers l’arrière de la place et notre exploration, qui s’avérera riche en surprises (pour moi en tout cas) commence par cet étonnant lapin uni-macroboulé :

Nous nous asseyons sur des sièges à l’allure d’œufs durs amputés du gros bout, qui nous livrent le secret de ce lapin, dont le rapport aux tortues nous avait dans un premier temps échappé. On peut en effet lire sur ces sièges une fable fameuse : Le Lièvre et la Tortue, du camarade Ésope, au moralisme si populaire au Japon. Tout s’éclaire ! Outre le rapport évident au nom du quartier (Kameidô signifie littéralement « la porte aux tortues »), pourquoi une fable ayant pour thème la course persévérante dans un lieu de repos, selon Grant l’un des plus apaisants de Tokyo ? Il s’agit d’un faux paradoxe : toutes les occasions sont bonnes pour faire la morale aux oisifs. A ce propos, la présence d’un poste de police à l’entrée de la place m’inquiète, mais Grant se veut rassurant : voici selon lui les pipos, popos, poulets les moins motivés, les plus laxistes de l’univers. Ils n’ont paraît-il jamais eu le tonus de stresser le moindre quidam, bien qu’on s’y enivre généreusement, et que certains effluves de chanvre indien puissent, paraît-il, s’y faire occasionnellement sentir.

Je repense à la place en face de la station Kôenji, a.k.a. la Cour des Miracles, toujours haute en couleurs, lieu de vie inespéré pendant l’état d’urgence 2021, et à ses flics ayant abandonné toute velléité d’intervention. Ce qui est évidemment souhaitable ! Je réitère mon idée-phare : les parcs et autres jardins publics constituent la nouvelle contre-culture. Être punk en 2022, c’est en toute simplicité poser sa ou ses fesses dans un parc gratuit pour tous, toutes et touzes. Grant est entièrement d’accord : apprécier la gratuité, s’asseoir, penser, lire, parler, ne rien faire (et surtout ne pas faire de l’argent), coexister en paix, sans servir, c’est selon lui faire consister le devenir-révolutionnaire doux de l’oisiveté. Cette entreprise, qui pourrait sembler « gentille » est en réalité passionnée : ces lieux que nous chérissons sont convoités par des types puissants qui aimeraient bien les faire disparaître, du moins les rentabiliser. Tout ce qui échappe aux prétendues lois du marché (en fait, un impératif de rendement maximal) doit être considéré comme en sursis.

Tout à l’heure, je qualifiais l’arrondissement de Kôtô-ku du nom de delta ; ce n’était pas une figure de style. Nous sommes dans un ku aquatique, aux nombreux canaux, ceints de rivières et de fleuves, à proximité de la mer. Le monolithe qui se dresse fièrement en face de nous nous le rappelle ; c’est un altimètre qui indique, via une tortue stylisée aux allures de HAL-9000, le niveau de la mer. En fonction de celui-ci, la tortue s’élèvera vers le ciel ou redescendra vers les abysses. Sur les parois du monolithe, des représentations de volatiles divers nous rappellent elles aussi, un peu sadiquement, que contrairement à nos amis ailés, nous ne pourrons pas nous esbigner facilement en cas d’inondation. Après la leçon de morale d’Ésope, on a droit carrément à un memento mori kubriko-champêtre ; effet assuré sur le flâneur en mal d’effroi. Décidément, j’ai l’impression, à visiter cette place, qu’une telle gratuité appelle un retour de bâton surmoïque ; du genre « eh les improductifs, ne croyez pas vous en tirer à si bon compte ».

Continuons l’exploration ! Nous voici devant un écran montrant un mignon petit canard coiffé d’une fleur rose, portant un extincteur, sur lequel s’imprime un message : « buffering », c’est-à-dire en plein chargement, et ce depuis deux ans, selon Grant, qui m’avoue être effrayé à l’idée d’un soudain changement sur cet écran. La mise en mémoire tampon perpétuelle d’un canard… L’expression « réalisme magique » est revenue assez fréquemment dans notre conversation, le nom de Kafka également. Girl Duck Buffering serait certainement un bon nom de groupe ou un bon titre de morceau. Comme dans certains épisodes de Twin Peaks, il n’est pas nécessaire de tout comprendre, surtout si l’expérience est bonne et ici, elle l’est.

Puis nous arrivons à l’immanquable piscine hexagonale (« la poule hexagonique », dit Grant en français), ce soir-là asséchée, accueillant en son sein une pile chimérique de tortues agrémentées d’ailes. La plus grosse tortue est en bas, la plus petite en haut de ce périlleux exercice d’équilibrisme pérenne. C’est une fontaine qui s’active de manière apparemment aléatoire ; imprévisibles éruptions. Nous sommes en présence du symbole de Kameidô : Hanekame, les tortues ailées. Ça plane…

L’appel de la vessie ne manquera pas de se faire sentir à un moment ou à un autre : analysons les toilettes, dont la structure métallique surprend par son brutalisme assumé. Elles sont, évidemment, statiques : pourtant elles ont été baptisées Roketto-kan, la salle des fusées. Un rapide détour par l’œuvre de Sigmund Freud nous donnerait une explication quant au choix de ce nom, mais là encore, respectons le charme des apparences incongrues. Trois carrés colorés surplombent les toilettes, indiquant sans doute trois saveurs : framboise – chewing-gum – marais, pour guider efficacement l’utilisateur. Traversons la fusée et admirons les toilettes de derrière. Le métal se raréfie pour laisser place à quelque chose de boisé, de plus chaleureux, de sensuel, ou peu s’en faut. Là encore, gardons le mystère intact.

Dernière étape : la tour Dame Zettai (expression de l’interdiction sans condition), dédiée à la mise en garde contre les dangers des drogues, à côté du poste de police. Encore du surmoi massif, un surmoi plutôt sympa à force d’être loufoque et incohérent : la vraie nature du surmoi. Un globe terrestre amical et d’apparence enfantine est divisé en deux. À Notre-Dame de Zettai, un se divise en deux ; à bas l’un-Dieu. Au-dessus, des percussions de type taiko. A mon sens, cette tour moralisatrice est à la fois redondante, comique et contre-productive : la Place aux Tortues ailées toute entière semble en effet avoir été conçue sous l’influence de délirogènes puissants ! C’est pourquoi nous en recommandons la visite : avoir le regard constamment renouvelé par ce disparate étrange et inspirant met dans une humeur joyeuse, propice à la rêverie, aux jeux de mots, à l’humour absurde, aux discussions amicales fluides et régénérantes. Cela peut aussi constituer également un excellent point de départ pour explorer les quartiers proches de Gonohashi, Ojima et Sunamachi.

Un reportage exclusif de Grant McGaheran et Julien « Ralouf » Bielka pour S’asseoir à Tokyo

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